14.
Je suis à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes depuis trois semaines maintenant. Je n’ai pas reçu la visite de ma manman et de mon papa pasqu’ils n’en ont pas encore le droit. C’est le règlement ici. Le Dr Nevele dit que je ne suis pas encore adapté. Je n’arrive pas à me maîtriser. Je fais de grosses colères. Il dit que je suis un bon petit garçon qui fait malheureusement des choses méchantes de temps en temps. Comme ce que j’ai fait à Jessica.
Je suis ici tout seul. Je n’ai pas d’amis. Je connais pratiquement personne sauf Rudyard et Mme Cochrane. Pas un seul enfant. Une seule fois déjà j’ai été loin de chez nous (je compte pas les fois où je suis allé dormir chez Shrubs). Quand j’avais cinq ans, je suis allé en colo.
La colonie de vacances s’appelait le Petit Camp Arinaka pour les petits. C’était loin, loin de chez nous, on y est allé en voiture, ça a pris une heure. Pendant tout le chemin ma manman avait pas arrêté de me dire comme ce serait amusant, comme dans Spiri et Marty du Club Mickey Mouse. Ils ont des chapeaux de cow-boy et ils font du cheval. (J’adore Spin et Marty, mon vieux, y sont chouettes, seulement je déteste Mickey pasqu’il parle comme une fille.)
Le Petit Camp Atinaka a duré une semaine. Y avait des cabanes. La nôtre c’était la cabane numéro un. On mangeait dans le Pavillon du Carquois qui était comme un réfectoire d’école sauf qu’on se mettait pas en rang. Et tous les jours, au déjeuner, on chantait une chanson :
C’est nous la numéro un,
Numéro un, numéro un,
C’est nous la numéro un,
C’est nous les meilleurs du lot.
Sauf que c’était vraiment pas vrai. On était minables en tout. Tous les matins, y en avait qu’avaient fait pipi au lit. Sauf moi. Je faisais jamais au lit.
La cabane numéro un avait deux monitrices. Laurie et Sherry. Elles avaient les cheveux très courts mais c’était des filles. Elles dormaient dans la cabane avec nous et elles nous voyaient quand on s’habillait et quand on se mettait en pyjama. Moi je m’habillais toujours sous les couvertures pasque j’étais gêné.
Un jour c’était la Ruée vers l’Or, une journée spéciale à la colo. Toute la journée tout le monde faisait semblant de chercher de l’or qui était des cailloux peints en jaune. Un des moniteurs s’était déguisé en Pete le Serpent et il se cachait dans les buissons et nous tirait dessus avec un revolver à farine. S’il vous touchait, fallait faire semblant d’être mort. J’avais la frousse de lui, malgré que je savais que c’était pas pour de vrai. Il me faisait peur. Et cette nuit-là je m’ai réveillé dans mon lit. Il faisait très froid et j’avais vraiment envie d’aller au cabinet. Mais j’avais trop peur. J’avais peur que Pete le Serpent soye dehors et y avait pas de cabinet dans la cabane numéro un. Fallait sortir et descendre la colline. Alors je m’étais retenu. Je m’étais retenu et retenu et puis j’avais plus pu me retenir et j’avais fait dans mon lit. J’avais recouvert avec les draps et la couverture, seulement c’était tout froid et tout trempé et ça avait traversé. J’avais dû passer la nuit là-dessus. Et le lendemain matin, quand tout le monde s’était réveillé, j’étais le seul à avoir fait dans mon lit. Laurie avait dit que la couverture était fichue et qu’elle devait la jeter. J’aurais voulu être mort.
Maintenant je suis à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes et je suis encore tout seul. Je n’ai pas d’ami. Si seulement Shrubs pouvait être ici, ou même Marty Polaski. Des fois je reçois des lettres de mon papa et de ma manman. Aujourd’hui j’en ai même reçu une de Jeffrey.
Cher Gil,
Salut petite tête. Comment vas-tu ? Moi je vais très bien. Maman m’a dit qu’il fallait que je t’écrive une lettre alors je le fais. (Mais j’en ai pas envie.) (Je plaisante, ha ha.)
Hier à l’école, on a eu droit au test Iowa. Ça a pris toute la journée. Tu dois pas encore savoir ce que c’est puisque t’es qu’un bébé. C’est des tests pour déterminer ta capacité pour les études universitaires. C’est pas des questions avec des réponses normales, il faut cocher des cases au crayon à mine de plomb. A, B, C, ou D en face de la meilleure réponse. Le père Lloyd nous a expliqué comment tricher. T’as qu’à remplir toutes les cases pasque c’est corrigé par une machine. Seulement il a ajouté qu’on se ferait prendre. C’est vraiment un enfoiré. Toute façon j’ai pas besoin de tricher parce que je suis un élève exceptionnellement doué, figure-toi.
Maman m’a dit que je ne dois dire à personne où tu es. Tout le monde me le demande sans arrêt. Elle m’a dit de dire que tu es en visite chez des parents. Bruce Binder disait que tu étais en taule. Maintenant il va penser que nous avons des parents en prison !
Et d’ailleurs où es-tu au fait ? Le jour où maman et papa t’ont emmené, la mère de Jessica Renton a appelé ici une bonne centaine de fois. Mais je savais pas quoi dire. J’ai dit que tu étais en visite chez des parents.
En tout cas, depuis que t’es parti, j’ai pas mis une seule fois les pieds dans ta chambre, alors t’inquiète pas. Sophie dit que tu l’as laissée en bordel d’ailleurs, mais je l’ai vue hier à la cave, elle tenait la guitare avec laquelle tu faisais tes imitations d’Elvis et elle pleurait.
De temps en temps maman me demande si j’ai la moindre idée des raisons pour lesquelles t’as fait ça à Jessica Renton. Elle devient toute triste et je sais plus quoi lui dire. Elle dit : « C’est ton frère, tu le connais. » Et moi je lui dis : « Mais c’est ton fils, pas le mien. » Et aussi je me rappelle que quand on était petit, tu me battais tous les jours malgré que j’étais l’aîné. Pourquoi faisais-tu ça ?
Hier soir, papa m’a donné une baffe en pleine poire à table, parce que j’avais dit que les côtes de veau avaient goût de vomi. Maman a dit qu’il était d’une humeur massacrante. Il a quitté la table et il est pas revenu avant la fin du dîner. Tu te souviens, l’hiver dernier, quand il avait pas voulu manger avec nous pendant toute une semaine et que personne a jamais réussi à savoir pourquoi ?
Malgré que je peuve pas t’encaisser j’aimerais que tu te dépêches de rentrer à la maison, pour m’aider à sortir la poubelle et aussi parce que je n’ai personne avec qui chahuter le dimanche matin quand tout le monde dort.
Ton frère.
Monsieur Jeffrey Rembrandt.
Mais je n’ai toujours pas reçu de lettre de Jessica. Tous les jours je demande au Dr Nevele si elles sont arrivées et il ne répond rien.
Hier, le Dr Nevele m’a dit qu’il voulait que je voye des autres docteurs de la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes et que peut-être que si j’allais avec les autres enfants je me ferais des petits amis.
— Nous avons des tas de salles spéciales, ici, qu’il a dit. Des salles où on apprend à parler correctement, des salles où l’on peut exprimer ses sentiments à l’aide de jouets et de jeux, et des salles pour chanter, des salles pour jouer la comédie ou même pour faire de la gymnastique ou de la lutte.
Je lui ai dit que je voulais faire de la lutte pasque je pourrais faire semblant d’être Dick le Cogneur. Il est mauvais, mon vieux, mais quelle banane !
Et alors j’y suis allé.
D’abord on a pris le petit déjeuner. C’était des œufs mais y avait comme des morceaux de machin dedans. C’était une omelette. Je déteste ça. Et puis y avait du jus de tomate que je crois toujours que c’est du sang quand je le bois. Mais j’ai pas eu de transe. J’ai pas fait de scène. J’ai mangé et bu bien sagement. Et puis on y est allé.
D’abord en salle de musique. Tout le monde s’assied par terre et on se met à chanter Elle descend de la montagne à cheval. Et puis ils te font faire comme ci et comme ça avec tes mains et crier « Youkaïdi, Youkaïda ! » après avoir chanté. Je me sentais complètement idiot.
Ensuite on est allé dans la Salle de Thérapie Ludique, où je suis déjà allé une fois avec Rudyard. Cette fois j’ai joué dans la cuisine pour jouer qui est là. Elle a des réfrigérateurs en bois et un réchaud pour faire semblant. J’ai fait un bœuf Stroganoff. Ma manman en avait fait une fois. J’avais eu horreur de ça.
Ensuite on est allé en Salle d’Orthophonie. C’est pour les enfants qui parlent pas bien. Comme Manny qui peut pas dire « L ». Mais pendant tout le temps qu’on a été en orthophonie, quelqu’un dans le fond de la salle n’a pas arrêté de parler sans qu’ils arrivent à trouver qui c’était. C’était moi. Je parlais en faisant le ventriloque, comme j’ai appris dans un livre de la bibliothèque de mon école. Dans le livre j’avais aussi appris à me faire une poupée avec un simple sac en papier. C’était chouette. Et puis j’avais eu mon pantin, on me l’avait offert pour Hanoukah. Je l’avais baptisé Bixby, ce qui était idiot pasque c’est un nom qu’un ventriloque peut pas prononcer. Alors je l’avais tué. Je l’avais opéré dans le ventre pasqu’ils avait de la pleurodynie et tout son rembourrage était sorti et ma manman l’avait donné aux pauvres.
On est sorti d’Orthophonie. Et puis j’ai vu quelqu’un dans le vestibule et c’était le facteur, il portait un sac et apportait des lettres au bureau. J’ai couru jusqu’à lui et je lui ai demandé s’il y avait des lettres de Jessica pour moi. Il savait pas de quoi je voulais parler.
— Jessica Renton, j’ai dit, elle a dit qu’elle allait m’écrire.
Mais il m’a seulement regardé en disant :
— Ecoute, mon bonhomme, moi je m’en fiche un peu de qui écrit à qui. Je fais mon boulot alors fiche-moi la paix.
Et alors j’ai plus pu me retenir et j’ai hurlé :
— Donnez-moi des lettres, donnez-moi des lettres !
Et je lui ai donné des coups de pied dans les jambes et j’ai essayé de le taper. J’ai attrapé son sac et je le lui ai arraché et y s’est répandu partout par terre et j’ai sauté sur les lettres et j’ai commencé à les jeter au fur et à mesure en en cherchant une de Jessica. Et puis il a essayé de m’attraper et je l’ai mordu. Tout le monde est sorti du bureau et le Dr Nevele m’a attrapé et m’a tordu les bras dans le dos et m’a entraîné vers la Salle de Repos pendant que je continuais à crier qu’on me donne mes lettres, mes lettres, mes lettres.
Il m’a traîné dans la Salle de Repos, il y a tiré une chaise du vestibule, y m’a mis sur la chaise, il a enlevé sa ceinture il l’a passée autour de moi, il l’a serrée serrée et il a fermé la boucle. Il a même pas dit quelque chose, rien.
Je suis resté assis tout seul. J’ai pas enlevé la ceinture. Je savais que j’étais pas capable de me maîtriser, ma crise. Je suis resté assis longtemps, longtemps. Et puis j’ai enlevé la ceinture et je suis revenu vraiment comme un bon petit citoyen jusqu’au bureau du Dr Nevele.
— Pardon, je lui ai dit.
Et j’y ai rendu sa ceinture. Y m’a regardé d’un air drôle, comme s’il était gêné pour quelque chose, et puis il a pris sa ceinture et y m’a dit d’accord que ça allait. Je lui ai dit :
— C’est seulement que je voulais mes lettres, elle m’avait dit qu’elle m’écrirait.
Le Dr Nevele est devenu tout rouge quand j’ai dit ça. Je sais pas pourquoi. Mais il a seulement fait oui de la tête et je suis parti.
Je suis retourné dans mon aile. Je m’ai allongé sur mon lit. J’y suis resté jusqu’à ce qui fasse noir. Je regardais le plafond qui est plein de petits trous, comme celui de l’école. J’ai sauté le dîner. Et puis j’ai fait un truc. J’ai été jusqu’à la fenêtre, j’ai mis mes mains l’une contre l’autre en regardant dehors et j’ai dit :
Petite étoile au firmament
Première étoile du soir
Petite étoile au ciel brillant
Exauce un vœu pour moi ce soir.
Et alors j’ai souhaité que Jessica m’écrive, oh s’il te plaît, pour que je sache si elle allait bien et si elle se souvenait de moi.
Et je suis retourné à mon lit et je m’ai allongé. J’ai mis ma tête dans l’oreiller. Y avait pas d’étoiles dehors, y avait des nuages. Et il faisait noir dans mon aile. Et j’étais tout seul. J’ai entendu le tonnerre, il a commencé à pleuvoir.
Quand j’ai ouvert mes yeux y avait quelqu’un d’assis près de moi en train de fumer une cigarette. J’ai vu le bout de feu dans le noir. J’avais peur.
— Y a quelqu’un ? j’ai demandé.
— Pardon, je t’ai réveillé ?
C’était Rudyard, il a soufflé de la fumée.
— Non, j’ai dit.
— Où est tout le monde ?
— Aux Activités Spéciales, j’ai dit, y a un film.
— Ah, ouais…
Rudyard était assis sur le lit à côté du mien. Mes yeux se sont habitués au noir et j’ai pu le voir. Il était penché comme s’il était triste ou quelque chose comme ça.
Je l’ai bien regardé. Il ne disait rien. Il s’est levé et il a fait le tour de la pièce. Il regardait les choses dans le noir. Et puis il est allé à la fenêtre regarder dehors, et la lumière du parc à voitures lui venait de derrière et je l’ai vu tout noir. Comme un dessin découpé dans du papier noir.
— Tu pourrais faire un vœu sur une étoile, Rudyard, je lui ai dit. Tu peux commander des trucs.
— Y a pas la moindre étoile.
Il pleuvait.
— Je sais.
Mais il est resté à regarder quand même. Et puis il s’est mis à parler. Il parlait tout seul, il se parlait à lui-même.
— Il y a seize ans, je rentrais chez moi, depuis la petite épicerie de la rue, derrière ma maison. J’avais l’habitude d’aller à l’épicerie rien que pour regarder. J’avais seulement, je sais pas, quinze cents, peut-être, mais je faisais mes courses toute la journée, je cherchais à me décider pour ce qu’on peut vraiment acheter de mieux pour quinze cents. Quand je finissais par me décider et par l’acheter, j’étais vraiment content, après tout le mal que je m’étais donné.
« Ce jour-là j’ai remarqué à l’épicerie un nouveau présentoir publicitaire, pour des biscuits, c’était. Ceux qui sont au chocolat d’un côté et au sablé de l’autre. Je les détestais, à vrai dire, mais ils étaient bien pour tremper. Y se ramollissaient juste comme il faut sans tomber en mille morceaux. Le présentoir avait la photo d’un petit garçon qui sautait. Sa silhouette était découpée dans du carton.
« Ce jour-là j’ai décidé d’acheter un bloc de savon de Marseille qui me durerait plus longtemps que des bonbons. Je comptais le sculpter au couteau en arrivant à la maison. Mais sur le chemin du retour, la tempête a commencé, un vent terrible et une forte averse. J’ai eu beau courir, l’orage m’a rejoint. J’avais rudement peur. Je me suis réfugié sous un arbre, au milieu des buissons, derrière l’épicerie, pour me protéger de l’averse. Et puis j’ai remarqué que quelqu’un avait jeté un de ces présentoirs, l’avait jeté dans la rue. Le petit garçon de carton s’était détaché du reste. Et le vent l’avait emporté contre les buissons. Ses bras et ses jambes se tordaient et s’agitaient frénétiquement, comme s’il avait une crise de nerfs.
« J’ai fini par rentrer à la maison. J’ai couru en fermant les yeux. En chemin, j’ai laissé tomber le savon. Mais aujourd’hui encore, quand je me promène parfois, et que je regarde derrière moi, j’ai l’impression de voir encore ce petit garçon de carton piquer sa crise de nerfs dans les buissons. C’est à ça que la nuit me fait penser…
Il s’est rassis sur le lit près du mien. Je regardais le bout de sa cigarette. Il n’a rien dit pendant longtemps. Et puis :
— Je crois qu’on va me flanquer à la porte, Gil. Le conseil d’administration m’a demandé de m’en aller.